La critique différée : l’exemple de la couverture de survie. Un autre exemple, plus récent, permet d’enrichir le support expérimental de l’idée de ‘critique différée’.
Le thème est celui de la couverture de survie, mince film de Mylar argenté d’un côté et doré de l’autre, utilisée en particulier pour se protéger du froid. Dans cette éventualité, de quel côté doit-on la mettre ?
Ici se présente une idée préconçue selon laquelle, puisque le côté argent est plus réflecteur que le côté doré, il faut le mettre à l’intérieur pour que la chaleur soit mieux renvoyée vers la personne à protéger. Une quasi-unanimité (19/20) se fit sur ce point chez des doctorants à qui l’on avait demandé de dire et justifier de quel côté on devait mettre une couverture de survie pour se protéger du froid. Les raisons fournies convergent sur le pouvoir réflecteur de l’argent :
• Pour me renvoyer la chaleur.
• Le rayonnement infra-rouge sera renvoyé vers moi.
• La chaleur vient de l’intérieur.
• Pour me renvoyer le rayonnement que j’émets.
• Le côté réfléchissant vers l’extérieur ne servirait à rien puisque l’énergie vient de l’intérieur.
La Croix Rouge française répercute ce point de vue dans le mode d’emploi des couvertures de survie qu’elle distribue : « Placer la surface dorée à l’extérieur pour isoler du froid, de l’humidité, de la pluie. »
Les textes ou instructions d’emploi trouvés sur internet, qu’ils soient d’origine française ou anglo-saxonne, s’alignent unanimement sur cette analyse, ainsi :
− Du fait de sa température, un corps humain est émetteur de rayonnement thermique dans le domaine de l'infrarouge (proche de 10 micromètres). Pour lutter contre l'hypothermie, la surface dorée doit être à l'extérieur. Ainsi, le rayonnement infrarouge intérieur est conservé, (...).
http://fr.wikipedia.org/wiki/Couverture_de_survie.
Il faut un regard aiguisé pour trouver, avec la note présente dans la citation précédente, la mention d’une expérience qui ‘semble prouver’ le contraire.
On peut donc s’attendre à une passivité critique importante, due cette fois à une idée préconçue fortement ancrée. Il y a pourtant de bonnes raisons de douter de la préconisation usuelle, raisons qui ont fait le thème d’une expérience conduite sur la base d’entretiens longs avec 7 étudiants en master MEEF 2.
En effet, mettre l’argent à l’intérieur c’est, du même coup, mettre l’or à l’extérieur. Or l’or est plus émissif que l’argent, un fait illustré en début d’entretien par des mesures effectuées avec un radiomètre infrarouge sur des morceaux de couverture de survie collés dans un sens ou dans l’autre sur une bouilloire pleine d’eau bouillante. En conséquence, la cible conceptuelle de la première partie des entretiens consacrés à ce thème était de parvenir à un doute, et à l’idée qu’il fallait trouver un compromis entre les avantages respectifs de mettre l’argent à l’intérieur (il est plus réflexif) ou à l’extérieur (il est moins émissif). Les arguments destinés à ébranler les certitudes initiales des étudiants étaient introduits progressivement par l’enquêtrice.
Le résultat d’une double analyse - là encore conceptuelle et critique - des dynamiques intellectuelles des étudiants fait apparaître, comme pour l’étude sur le carbone 14, que la plupart des étudiants ont besoin d’atteindre un seuil de compréhension pour s’exprimer de manière critique vis-à-vis de leur point de vue initial et des documents courants. Les résistances à l’abandon de l’idée initiale sont fortes, les allers et retours fréquents, les remises en question marquantes (‘c’est moi qui ai dit ça ?’).